âVendredi 26 novembre. La pendulette de bord annonce 16 heures. Mon regard las somnole sur un ocĂ©an de verre et de bĂ©ton. Nous roulons vers le tunnel de Saint-Cloud. Au vrai, nous ne roulons pas. Dans notre immobilitĂ©, nous sentons pourtant la vibration de lâimmense pont en spirale qui enjambe la Seine. Notre serpent mĂ©tallique, cul contre nez, est figĂ© dans lâattente, espĂ©rant la dĂ©cision dâaveugles divinitĂ©s. Mais le langage quâentendent les dieux sâest perdu. Puantes et capitonnĂ©es, nos boĂźtes de tĂŽle, stagnent, prisonniĂšres dâun euphĂ©misme appelĂ© « ralentissement ». Au temps de La BruyĂšre, on disait un embarras. Cela ne concernant que trois carrosses, sentait le cheval ou le crottin.
EngluĂ©s dans ce rigide ruban, nous progressons par dâimprĂ©visibles saccades, passant nos rages sur les autres victimes. Chaque annĂ©e, lâagressivitĂ© routiĂšre tue quelques milliers de bipĂšdes irascibles. Elle est le dernier exutoire accordĂ© aux mĂąles en voie de castration. Sur la file de droite, un automobiliste aux yeux vides tressaille au rythme de sons inaudibles. Dans mon rĂ©troviseur, se dessinent les contours imprĂ©cis dâun conducteur au sexe non identifiĂ©. Prenant appui sur mon volant, jâouvre un recueil de nouvelles de Giono. Je suis un lecteur dâembouteillages. Dans la ville, cette habitude me vaut les invectives furieuses des impatients. Je savoure des lignes quâon dirait Ă©crites pour me laver de cet instant mĂȘme :
« Il nây aura de bonheur pour vous que le jour oĂč les grands arbres crĂšveront les rues, oĂč le poids des lianes fera crouler lâobĂ©lisque et courbera la Tour Eiffel ; oĂč devant les guichets du Louvre on nâentendra plus que le lĂ©ger bruit des cosses mĂ»res et des graines sauvages qui tombent ; le jour oĂč des cavernes du mĂ©tro, des sangliers Ă©blouis sortiront en tremblant de la queue⊠»
Cela viendra. MalgrĂ© mon attachement Ă cette ville unique, le rĂȘve dâune nature qui se venge est doux Ă lâimagination. Il chemine et prolifĂšre. John Boorman en avait fait le thĂšme de La ForĂȘt dâĂmeraude. A la fin du film, attirĂ©es par le chant des grenouilles, des pluies diluviennes font sauter un barrage gĂ©ant, sauvant la grande forĂȘt amazonienne et les Indiens.
Un furieux coup dâavertisseur me ramĂšne sur la « bretelle » autoroutiĂšre pour un saut de lapin. Le temps sâest mis au froid. En avance sur la saison. Beau ciel dâhiver, voilĂ© dâune brume lĂ©gĂšre que le vent effiloche. Comment le ciel peut-il sembler aussi transparent malgrĂ© la calotte grise coiffant la ville ?
A travers le pare-brise, je lÚve les yeux. Stupéfaction ! Ce que je vois me fait courir le bonheur dans le sang.
Ils sont deux, trĂšs haut, par le travers. Deux oiseaux sauvages. Des colverts, si je ne me trompe. Fendant lâair vif au-dessus de nous, ils suivent le cours du fleuve. Fines silhouettes profilĂ©es pour naviguer au loin, reconnaissables entre toutes. LâĂ©peron rectiligne du col et du bec sâallonge en avant du mouvement souple des ailes. Que font ces oiseaux en ces lieux, survolant dâhostiles cheminĂ©es dâusines ?
Un grand Ă©lan de sympathie me porte vers eux. La seule vue de leurs formes insoumises mâarrache Ă ma servitude.
IndiffĂ©rents Ă la grisaille dâen bas, les deux libres voyageurs sâĂ©loignent en direction de lâouest, loin de nos impatiences et de nos vanitĂ©s.
EspĂ©rant mes sentiments partagĂ©s, je cherche autour de moi un signe de connivence. Mais je ne vois que visage sombres et renfrognĂ©s, vissĂ©s sur cette route immobile. LĂ -haut, dans lâĂ©lĂ©gant balancement des ailes, le petit couple sauvage disparait vers le soleil couchant. Oubliant le boa de ferraille dans lequel ma carcasse est enfermĂ©e, je remercie le sort de mâavoir donnĂ© lâĆil complice du chasseur. MalgrĂ© ce qui mâenchaĂźne au sol, je suis du monde de ces oiseaux sauvages, jâappartiens Ă leur libertĂ©. Et cela, personne ne pourra me lâenleverâ.
Dominique Venner - Dictionnaire Amoureux de la Chasse
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